La publication de notre contribution "Le tourisme sénégalais en péril face au retour du visa" a suscité un débat passionné sur la nécessité d'instaurer un visa touristique payant au Sénégal. De nombreuses réactions mettent en avant la réciprocité diplomatique, la dignité nationale et la souveraineté comme arguments en faveur de son rétablissement. Ces positions méritent une analyse détaillée, particulièrement au regard des enjeux économiques et sociaux qui en découlent.

Le tourisme constitue un pilier fondamental de l'économie sénégalaise, représentant 7% du PIB national, avec des recettes atteignant 500 milliards de francs CFA (2019). Le secteur génère entre 100 000 et 150 000 emplois directs et indirects et représente la deuxième source de devises du pays. Ses retombées économiques s’étendent bien au-delà des seules structures hôtelières, dynamisant l'ensemble du tissu économique local à travers l'artisanat, la restauration, le transport, le commerce et l'agriculture.

Dans une conjoncture délicate, où les taux d’occupation des établissements touristiques peinent à dépasser les 40% à 60%, l'annonce d'un possible retour du visa touristique suscite des inquiétudes légitimes. Si certains voient dans cette mesure un symbole de souveraineté nationale, comme cela fut le cas entre 2013 et 2015, l'expérience de cette période nous invite à un examen rigoureux de ses impacts. La perte de plus de 100 milliards de francs CFA et la suppression de milliers d'emplois durant ces années démontrent l'ampleur des enjeux économiques et sociaux.

Les partisans du visa touristique avancent aujourd'hui l'argument de la digitalisation pour faciliter les procédures administratives. Pourtant, dans un marché touristique mondial hautement concurrentiel, la question fondamentale n'est pas technique, mais économique. Le surcoût engendré par le visa s'ajouterait à une destination où les tarifs sont déjà prohibitifs, notamment avec des billets d'avion exorbitants. Dans ce contexte, chaque euro pèse dans la décision finale du touriste.

Face à ces enjeux multidimensionnels, une évaluation minutieuse des impacts économiques et sociaux s'impose avant toute décision. Notre contribution se penchera sur les arguments avancés en faveur du visa touristique, tout en les confrontant aux réalités économiques et aux enseignements de notre expérience passée.

I. La réciprocité diplomatique face à la réalité économique

La volonté d'appliquer une politique de réciprocité en matière de visa avec les pays européens apparaît comme un argument central dans le débat actuel. Cette conception part d'un raisonnement simple en apparence. Les Sénégalais doivent payer et suivre des procédures complexes pour obtenir un visa Schengen. On pourrait donc considérer naturel d'imposer les mêmes contraintes aux ressortissants européens souhaitant visiter le Sénégal.

Pourtant, l'expérience de 2013-2015 démontre l'inadéquation de cette logique dans le domaine touristique. Les chiffres parlent d'eux-mêmes. Le secteur touristique a subi des pertes estimées à plus de 100 milliards de francs CFA, tandis que les recettes espérées des visas ne devaient atteindre que 5 milliards par an. Cet effondrement des revenus ne s'est pas limité au secteur privé, car la chute d'activité a mécaniquement réduit les recettes fiscales de l'Etat. La situation s'est encore aggravée quand le gouvernement a dû débourser 12 milliards de francs CFA pour indemniser le prestataire technique lors de l'abandon du dispositif.

L'impact des visas varie considérablement selon leur usage et le contexte dans lequel ils s'appliquent. Le système de visa Schengen régule l'ensemble des entrées dans l'espace européen, avec des contrôles visant à la fois à maîtriser l'immigration irrégulière et à encadrer tous les types de séjours, qu'ils soient courts ou longs. Dans le cas des Sénégalais, son impact sur le tourisme européen reste marginal car leurs déplacements vers l'Europe sont motivés principalement par les visites familiales à la diaspora, les voyages d'affaires, les études ou la formation professionnelle, rarement par le tourisme de loisirs. En revanche, un visa touristique au Sénégal affecte directement un secteur économique vital qui dépend en grande partie des visiteurs internationaux. La comparaison entre ces deux situations montre les limites d'une application mécanique du principe de réciprocité.

Une approche pragmatique impose de considérer les conséquences économiques réelles plutôt que la portée symbolique d'une telle mesure. Le tourisme constitue un secteur stratégique pour l'économie nationale, générant des emplois directs et indirects, des revenus en devises et des opportunités pour de nombreux entrepreneurs locaux. La dégradation de son attractivité par l'ajout de barrières administratives et financières risque de fragiliser tout un pan de notre économie.

La fermeture de nombreux établissements touristiques durant la période 2013-2015 témoigne des répercussions concrètes d'une politique basée sur la réciprocité. Des structures hôtelières qui faisaient la renommée de différentes régions touristiques du Sénégal ont dû baisser ou cesser leurs opérations. Ces réductions d'activité ont entraîné des suppressions d'emplois et la disparition de revenus pour les communautés locales, démontrant que le coût social d'une telle mesure dépasse largement ses bénéfices diplomatiques supposés.

Dans un environnement touristique mondial hautement concurrentiel, le Sénégal ne peut se permettre de sacrifier ses intérêts économiques sur l'autel d'une réciprocité diplomatique aux effets limités. La protection de nos emplois et de notre tissu économique doit primer sur des considérations symboliques dont l'impact positif reste à démontrer.

II. La dignité nationale dans un monde concurrentiel

Dans le débat sur le retour du visa touristique, la question de la dignité nationale prend racine dans une réalité quotidienne douloureuse pour de nombreux Sénégalais. Le parcours d'obtention d'un visa Schengen s'apparente à une épreuve qui nourrit un profond sentiment d'injustice. Les Sénégalais doivent d'abord faire face à des délais d'attente considérables pour obtenir un simple rendez-vous au consulat, parfois plusieurs mois, ce qui peut compromettre des projets familiaux ou professionnels urgents.

Une fois le rendez-vous obtenu, ils se heurtent à une administration complexe et opaque. La constitution du dossier demande de multiples documents et justificatifs, sans garantie d'obtention du visa. Le manque de transparence dans les décisions de refus amplifie la frustration. Le coût financier aggrave cette situation, les frais de visa représentant une charge importante pour le pouvoir d'achat des sénégalais, d'autant plus qu'ils ne sont pas remboursés en cas de refus.

Face à ces obstacles, le contraste avec la facilité d'entrée des Européens au Sénégal apparaît particulièrement frappant. Cette asymétrie alimente un désir compréhensible de rééquilibrage à travers l'instauration d'un visa touristique. Pourtant, l'expérience de 2013-2015 démontre qu'une telle mesure risque de fragiliser davantage notre tissu économique et social.

La suppression de plus de 2000 emplois directs durant cette période a affecté autant de familles sénégalaises. L'impact s'est propagé dans tout l'écosystème touristique. Les artisans des villages artisanaux ont vu leurs ventes s'effondrer. Les guides touristiques, restaurateurs, transporteurs et commerçants ont subi une baisse drastique d'activité. Ces métiers, exercés majoritairement par des Sénégalais, font vivre des milliers de familles.

La dignité nationale ne peut se réduire à une mesure administrative qui, si elle peut satisfaire un sentiment légitime de justice, risque d'appauvrir notre population. Elle s'exprime plus efficacement dans l'excellence de nos services et la qualité de notre accueil. La Teranga sénégalaise, reconnue mondialement, incarne une fierté nationale authentique qui se manifeste dans la capacité de nos professionnels du tourisme à créer des expériences uniques pour les visiteurs.

Le développement d'un tourisme fort participe directement au rayonnement international du Sénégal. La formation de nos jeunes aux métiers du tourisme, la modernisation de nos infrastructures, la préservation de nos sites culturels et naturels, ainsi que des actions vigoureuses pour garantir la propreté et la sécurité dans nos zones touristiques constituent des priorités incontournables. Cette démarche globale génère des emplois qualifiés et des opportunités entrepreneuriales pour les Sénégalais, contribuant ainsi à une dignité nationale fondée sur des réalisations tangibles plutôt que sur des mesures restrictives.

Dans un marché touristique mondial ultra-compétitif, notre fierté doit s'incarner dans notre capacité à développer une offre touristique innovante et de qualité, créatrice d'emplois et de richesses pour notre population. Le succès économique et social du secteur touristique représente une source de fierté plus durable que l'application d'une mesure qui, malgré ses motivations légitimes, risque d'affaiblir notre économie.

III. Souveraineté nationale et pragmatisme économique

L'argument de la souveraineté nationale revient souvent dans les discussions sur le retour du visa touristique au Sénégal. Les partisans de cette mesure affirment qu'un pays doit contrôler strictement ses frontières pour affirmer sa souveraineté. Cette vision, qui associe automatiquement souveraineté et restrictions frontalières, néglige les dimensions économiques et technologiques modernes de la souveraineté nationale.

Un contrôle des frontières efficace ne nécessite pas obligatoirement l’instauration d’un visa touristique payant. Les technologies actuelles offrent de nombreuses alternatives pour surveiller les entrées et sorties du territoire, telles que des systèmes électroniques de gestion des données des voyageurs ou d'autres solutions innovantes. Ces moyens modernes garantissent un contrôle rigoureux tout en préservant l'attractivité touristique du pays.

La véritable souveraineté d'un Etat repose avant tout sur sa force économique. Un pays capable de créer des emplois, de générer de la richesse et d’assurer le bien-être de sa population affirme sa souveraineté de manière bien plus efficace que par des mesures administratives. Le secteur touristique, qui constitue la deuxième source de devises du pays, contribue directement au renforcement de cette souveraineté économique.

Dans un contexte de mondialisation où la compétitivité économique détermine largement l’autonomie des nations, le pragmatisme doit guider nos choix. Le développement d’un secteur touristique performant, générateur d’emplois stables et de revenus durables, constitue une voie stratégique pour concilier contrôle du territoire et développement économique.

IV. L'indispensable évaluation préalable

La mise en place d'un visa touristique ne peut s'envisager sans une évaluation de ses impacts potentiels sur l'économie nationale. L'expérience de 2013-2015 nous enseigne qu'une décision hâtive, même motivée par des intentions légitimes, peut engendrer des conséquences désastreuses pour le secteur touristique et, par extension, pour l'ensemble de l'économie.

Une étude d'impact rigoureuse s'impose comme un préalable incontournable. Cette analyse doit permettre de quantifier précisément les répercussions attendues sur la fréquentation touristique, les recettes du secteur et l'emploi. Elle doit également évaluer les effets en cascade sur les activités connexes, de l'artisanat au transport, en passant par la restauration et le commerce local. Si l'expérience passée offre une base de comparaison, le contexte actuel, marqué par une concurrence accrue et des défis spécifiques, exige une analyse actualisée.

La consultation des acteurs du secteur constitue une étape essentielle dans ce processus d'évaluation. Les professionnels du tourisme, confrontés quotidiennement aux réalités du terrain, peuvent apporter un éclairage précieux sur les implications concrètes d'un retour du visa. Leur expérience pratique permet d'anticiper les difficultés potentielles et d'identifier les risques éventuels. Les hôteliers, restaurateurs, guides, artisans, et autres acteurs de la chaîne touristique doivent impérativement être écoutés avant toute prise de décision.

Le tourisme sénégalais entre souveraineté symbolique et pragmatisme économique

L'annonce d'un possible retour du visa touristique au Sénégal soulève des questions qui dépassent largement le cadre administratif. Les arguments de réciprocité diplomatique, de dignité et de souveraineté nationale avancés par les partisans de cette mesure méritent d'être confrontés aux réalités économiques et sociales du pays.

L'expérience de 2013-2015 nous a livré des enseignements qui ne peuvent être ignorés. La perte de plus de 100 milliards de francs CFA, la suppression de milliers d'emplois et la fermeture de nombreux établissements démontrent les conséquences désastreuses d'une décision fondée sur des considérations symboliques plutôt que pragmatiques.

La situation apparaît d'autant plus alarmante dans un contexte social marqué par un chômage croissant. Le dernier rapport de l'Agence nationale de la statistique et de la démographie (ANSD) révèle un taux de chômage élargi atteignant 20,3% au troisième trimestre 2024. Alors que nos jeunes peinent à trouver du travail sur le territoire national, fragiliser un secteur pourvoyeur d'emplois comme le tourisme apparaît particulièrement dommageable.

Dans un environnement où le secteur touristique lutte déjà pour maintenir son attractivité face à une concurrence régionale accrue, l'ajout d'une barrière administrative et financière risque d'accentuer ses difficultés. La cherté des billets d'avion, les défis structurels non résolus et la fragilité actuelle du secteur appellent des solutions de renforcement plutôt que des mesures restrictives.

La véritable souveraineté d'un pays se manifeste dans sa capacité à construire une économie robuste qui génère des emplois et des opportunités pour sa population. La dignité nationale s'exprime plus efficacement par l'excellence de nos services, la qualité de notre accueil et notre capacité à innover, que par des mesures qui pénalisent notre propre développement économique.

L'heure n'est pas à l'érection de nouvelles barrières mais à la résolution des défis fondamentaux qui entravent le développement de notre tourisme. La modernisation des infrastructures, l'amélioration de la formation professionnelle et la diversification de l'offre touristique représentent autant de chantiers prioritaires pour renforcer durablement ce secteur essentiel de notre économie.

La protection de nos intérêts nationaux passe par des décisions judicieuses tenant compte de l'ensemble des impacts économiques et sociaux. Avant de réintroduire le visa touristique, une évaluation rigoureuse et une large consultation élargie des acteurs du secteur sont indispensables. Notre expérience récente nous montre que le coût d'une telle mesure pourrait largement dépasser ses bénéfices supposés.

Le Sénégal doit privilégier une approche qui renforce sa position économique tout en préservant les emplois et les revenus de milliers de familles dépendantes du tourisme. C'est en construisant un secteur touristique performant et innovant que notre pays affirmera véritablement sa souveraineté et sa dignité sur la scène internationale.


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