Quel chercheur, professionnel ou étudiant n'a jamais été confronté à la difficulté d’obtenir des données statistiques fiables lorsqu’il s’agit d’analyser le secteur touristique sénégalais ?

Cette opacité statistique, qui entrave considérablement la compréhension du secteur, se manifeste de plusieurs manières. On relève, notamment, des lacunes significatives, tant quantitatives que qualitatives, dans la documentation des flux touristiques, avec parfois des années entières dépourvues d'informations fiables sur les entrées de visiteurs, ainsi que dans l'évaluation des retombées des actions promotionnelles menées par les institutions touristiques. Le constat est tout aussi préoccupant pour les indicateurs de performance du secteur, car le taux d'occupation réel des établissements hôteliers reste difficile à établir, ces derniers se montrant souvent réticents à partager leurs informations de manière transparente. A cela s'ajoute la problématique des données économiques fondamentales, où les recettes générées par le secteur ainsi que la durée moyenne des séjours touristiques s'appuient davantage sur des approximations que sur des mesures précises et exhaustives.

Cette situation diffère notablement de celle d'autres pays africains, notamment le Maroc, qui dispose d'un système statistique touristique performant lui permettant de suivre avec précision l'évolution du secteur et d'adapter ses stratégies en conséquence.

Les racines cachées d'un système défaillant

La difficulté à obtenir des statistiques fiables dans le secteur touristique au Sénégal provient de plusieurs problèmes fondamentaux dans l'organisation même du système. Imaginons le tourisme comme une grande maison avec de nombreuses pièces interconnectées, où chaque pièce représente un aspect différent du secteur touristique. Dans cette configuration, le premier obstacle majeur réside dans l'absence d'une véritable coordination entre les différentes institutions gouvernementales impliquées dans le tourisme.

En effet, le domaine touristique est actuellement fragmenté entre plusieurs départements ministériels, chacun travaillant de manière isolée. Par exemple, pendant qu'un ministère s'occupe de la gestion des établissements hôteliers, un autre supervise le transport aérien et les aéroports, tandis qu'un troisième gère les parcs nationaux, et un quatrième surveille les frontières terrestres. Cette multiplication des acteurs institutionnels crée une situation où chaque département fonctionne comme une île, collectant et conservant ses propres données sans véritablement les partager avec les autres.

Cette fragmentation administrative engendre des complications considérables. Pour obtenir une simple information sur l'état du tourisme, il devient nécessaire de naviguer à travers un labyrinthe administratif, contactant successivement différents services, multipliant les demandes et les documents à exploiter, et suivant des procédures qui varient selon les départements. C'est comme si, pour comprendre ce qui se passe dans notre maison imaginaire, il fallait solliciter chaque responsable de pièce, attendre leurs réponses individuelles, puis tenter de rassembler toutes ces informations dispersées en un tableau cohérent.

Cette situation crée inévitablement des "lourdeurs administratives", terme qui désigne ces processus lents et compliqués qui ralentissent considérablement la collecte et l'analyse des données touristiques. Sans une structure centrale pour coordonner tous ces efforts, comme celle qui existe au Maroc avec son Observatoire du Tourisme, il devient presque impossible d'obtenir une vision claire et précise de la réalité du secteur touristique sénégalais, que ce soit en termes de nombre de visiteurs, de durée des séjours, ou d'impact économique réel.

En outre, le manque d'outils technologiques modernes constitue un autre défi majeur pour le secteur touristique sénégalais. L'absence d'un système numérique intégré empêche les différentes institutions de collecter, d'analyser et de partager efficacement leurs données touristiques. Cette déficience technologique révèle particulièrement ses limites face au secteur informel qui, bien que représentant une part significative de l'activité touristique, échappe largement aux statistiques officielles. Plusieurs exemples concrets illustrent cette réalité sur le terrain.

Parmi ces exemples, le cas de l'hébergement touristique informel met en évidence cette complexité avec trois phénomènes distincts mais tout aussi difficiles à mesurer. D'un côté, les réceptifs touristiques, qui sont des établissements professionnels comme les hôtels, les auberges ou les campements touristiques, opèrent comme de véritables entreprises avec une organisation structurée, du personnel permanent et des services dédiés, mais sans avoir obtenu les autorisations officielles requises ou sans être enregistrés auprès des administrations compétentes. On trouve ensuite les résidences touristiques, particulièrement nombreuses dans des zones comme Saly, qui sont des complexes d'appartements ou de villas spécifiquement conçus pour le tourisme mais dont beaucoup fonctionnent sans enregistrement officiel. Enfin, il y a les locations non déclarées, un phénomène relevant de l'économie collaborative ou du "peer-to-peer" où des particuliers proposent informellement leurs biens immobiliers (appartements, maisons, chambres) aux touristes via des plateformes en ligne ou des réseaux personnels, créant ainsi un marché parallèle de l'hébergement touristique.

Cette triple réalité de l'hébergement informel s'inscrit dans un contexte plus large où de nombreux autres prestataires opèrent également en marge du cadre officiel. On peut citer les chauffeurs indépendants dans le secteur du transport ou encore les accompagnateurs non agréés dans le domaine du guidage touristique. Tous ces acteurs, bien qu'ils contribuent activement à l'expérience touristique et représentent une part non négligeable de l'activité du secteur, restent invisibles dans les statistiques officielles.

Un secteur handicapé par le manque de données

Cette défaillance statistique entraîne des répercussions profondes sur le développement du tourisme sénégalais, particulièrement en ce qui concerne les données qui devraient être produites par un organisme national d'intelligence économique touristique. Sans données fiables au niveau national, il devient impossible d'évaluer précisément la contribution du secteur à l'économie nationale ou de mesurer son impact réel sur l'emploi. Le Festival de Jazz de Saint-Louis illustre parfaitement cette problématique, car les acteurs du développement touristique peinent à quantifier l'impact économique réel de cet événement majeur, faute de données précises sur les dépenses globales des visiteurs et leur durée moyenne de séjour au niveau de la destination.

Les professionnels du tourisme se trouvent particulièrement handicapés dans leur compréhension globale du marché et leurs projections futures. L'absence de statistiques nationales fiables les empêche de développer une vision claire des tendances du secteur, rendant hasardeuse toute tentative de planification stratégique à long terme. Cette situation se reflète particulièrement dans la difficulté à concevoir des campagnes promotionnelles pertinentes, car sans données précises sur les caractéristiques et comportements des différents segments de clientèle au niveau national, il devient complexe d'élaborer des stratégies marketing ciblées. Par exemple, les organisateurs de voyages dans le Sine Saloum ne peuvent pas déterminer avec précision quelles nationalités sont les plus intéressées par l'écotourisme au Sénégal, ce qui les empêche d'adapter efficacement leur communication sur les marchés internationaux.

Plus grave encore, cette situation compromet fondamentalement la capacité du Sénégal à se positionner efficacement sur le marché touristique international. Dans un secteur mondial hautement concurrentiel où la plupart des destinations s'appuient sur des données précises pour affiner leur stratégie, le Sénégal se trouve désavantagé dans sa capacité à identifier et exploiter ses avantages comparatifs. Cette faiblesse structurelle se manifeste particulièrement dans la promotion des destinations phares telles que les parcs nationaux et réserves naturelles du Nord du Sénégal ou le pays Bassari. En effet, l'absence de données nationales précises sur le profil et les préférences des visiteurs complique la mise en valeur des aspects de ces sites qui répondraient le mieux aux attentes des différentes clientèles internationales.

Le modèle marocain, une success story à étudier

Face aux défis statistiques du secteur touristique sénégalais, l'exemple de l'Observatoire du Tourisme marocain offre un modèle particulièrement instructif. Créé le 9 février 2005 sous forme d'association à but non lucratif, cet organisme est né d'une collaboration étroite entre la Confédération Nationale du Tourisme et le Ministère du Tourisme marocain. Cette initiative conjointe démontre le type de partenariat public-privé que le patronat du tourisme sénégalais pourrait développer avec les autorités nationales. Cette vision stratégique a permis au Maroc de se doter d'un outil performant pour piloter efficacement le développement touristique grâce à des données fiables et actualisées.

L'Observatoire remplit plusieurs missions fondamentales qui en font un véritable centre névralgique du tourisme marocain. Sa fonction première est d'observer et d'analyser l'économie touristique nationale à travers un processus rigoureux de collecte, de traitement et de publication des données. Cette mission s'étend à la production d'analyses approfondies et d'études sectorielles qui permettent aux acteurs du tourisme de prendre des décisions appropriées.

La production de données de l'Observatoire s'articule autour de trois axes. Le premier concerne les données de fréquentation touristique, collectées en collaboration avec la Direction Générale de la Sûreté Nationale, qui permettent de suivre précisément le nombre de visiteurs, leur origine géographique, et les variations des flux touristiques. Dans le cadre du deuxième axe, l'Observatoire collabore avec la Bank Al-Maghrib pour compiler et analyser les données économiques, notamment les recettes touristiques en devises, l'emploi dans le secteur et les investissements. Enfin, le troisième pilier concerne les statistiques d'hébergement, avec un suivi détaillé des nuitées, des taux d'occupation et de la durée moyenne des séjours.

Le fonctionnement de l'Observatoire repose sur une approche collaborative sophistiquée, travaillant en synergie avec un réseau dense de partenaires institutionnels. Cette coordination permet une collecte exhaustive et fiable des données, évitant les obstacles de la dispersion et de l'incohérence des sources que connaît actuellement le Sénégal.

Ces informations sont diffusées de manière ciblée selon les besoins des différents acteurs. Les décideurs publics reçoivent des rapports stratégiques approfondis qui orientent l'élaboration des politiques touristiques. Les professionnels du secteur bénéficient de notes de conjoncture mensuelles et de tableaux de bord statistiques réguliers pour ajuster leurs stratégies commerciales. Les investisseurs et promoteurs touristiques disposent d'études thématiques détaillées leur permettant d'identifier les opportunités, tandis que les chercheurs et universitaires peuvent s'appuyer sur ces données pour leurs travaux de recherche.

Les résultats de cette approche structurée sont particulièrement probants. Les dernières statistiques illustrent parfaitement la vision claire et chiffrée dont dispose aujourd'hui le Maroc sur son secteur touristique. Le pays a accueilli 14,6 millions de visiteurs à fin octobre 2024, soit une progression de 19% par rapport à l'année précédente. Cette croissance se manifeste tant au niveau des touristes étrangers (+22%) que des Marocains résidant à l'étranger (+16%).

L'efficacité de l'Observatoire s'inscrit dans une gouvernance plus large du secteur touristique, notamment à travers la Commission nationale interministérielle du tourisme (CNIT), présidée par le Chef du gouvernement. Cette architecture institutionnelle garantit une coordination effective entre tous les acteurs du tourisme, permettant d'éviter l'écueil de l'improvisation permanente que connaît le Sénégal, où chaque ministère agit souvent de manière isolée.

L'Observatoire adapte également ses méthodes aux évolutions technologiques, intégrant désormais de nouvelles sources de données comme les informations provenant des plateformes de réservation en ligne ou les tendances des recherches touristiques sur internet. Fort de ces succès, un repositionnement majeur est prévu pour 2024, visant à renforcer ses mécanismes de travail et à élargir son champ d'intervention. Cette évolution s'accompagne d'objectifs particulièrement ambitieux à l'horizon 2026. Le Maroc prévoit ainsi d'atteindre 17,5 millions de touristes et de générer 120 milliards de dirhams (environ 7 200 milliards de FCFA) de recettes en devises, tout en créant 80.000 emplois directs et 120.000 emplois indirects.

L'exemple marocain démontre qu'un système statistique performant se révèle un véritable levier de développement touristique. En fournissant aux décideurs publics et privés une vision claire et actualisée du secteur, l'Observatoire permet d'affiner les stratégies, d'anticiper les tendances et d'adapter l'offre touristique aux évolutions du marché. Cette réussite offre des enseignements précieux pour le Sénégal dans sa quête d'un système statistique touristique efficace.

Réinventer la statistique touristique sénégalaise

Pour sortir de cette impasse statistique, le Sénégal doit engager une modernisation en profondeur de son système de collecte de données touristiques. La création d'une structure centralisée de type observatoire, s'inspirant du modèle marocain mais adaptée au contexte local, apparaît comme une première étape indispensable. Cette entité devrait développer des méthodologies appropriées pour capturer, entre autres, les données du secteur informel, en combinant pour ce dernier plusieurs approches complémentaires. Il s'agira d'intégrer les données des plateformes numériques de réservation, de conduire des enquêtes ciblées sur le terrain, d'établir des partenariats avec les associations locales de prestataires touristiques et de mettre en place un programme d'incitations attractives encourageant les entreprises informelles à rejoindre le secteur formel.

Le développement du tourisme sénégalais ne peut plus se faire à l'aveugle. La mise en place d'une plateforme centralisée, associée à une coordination étroite entre les différentes institutions et autres acteurs du secteur, constituerait une avancée décisive pour doter le pays d'un système statistique fiable et performant. Cette plateforme devrait intégrer des outils de mesure sophistiqués, capables de fournir une image complète et précise de la réalité touristique au Sénégal. Bien que complexe, cette transformation du système d'information touristique constitue un investissement essentiel pour l'avenir d'un secteur clé, appelé à jouer un rôle moteur dans le développement économique du pays.